Lokal

Le LoKal

Le souci de soi est un texte de Michel Foucault, dans L’Histoire de la sexualité, qui décline magnifiquement l’imbrication du soi et de l’autre. Le premier autre c’est je. « Je est un autre », et qui est-il celui-là ? L’inconnu, le clandestin, l’aventurier. Expérimentateur spontané, plaisantin très douloureux. D’être si rare, il en est unique. Comme tout le monde, il est unique. 

Le souci de soi ça veut dire le souci de l’autre, et vice et versa. Au théâtre on sait ça très bien, avec notre besoin impérieux de la présence physique de cet autre qu’on appelle le public. On sait bien, avec Foucault, qu’inventer le soi c’est inventer l’autre. 

Voilà ce qu’on se disait avec Clara Rousseau, en discutant sur l’usage de notre LoKal : rendre possible l’autre. Ce n’est après tout que le prolongement de ce qu’on fait depuis toujours à la Compagnie : discuter âprement avec l’autre. La discussion n’est pas altruiste, elle serait furieuse plutôt, une machine endiablée, parce que l’autre nous fait, comme à vous je suppose, bien des soucis. 

Dans notre esprit il s’agit d’inventer un lieu de résistance aux marchés divers qui traversent notre profession, un lieu destiné à des spectacles clandestins, sous toutes les formes de la clandestinité, un lieu qui nous permettrait d’aller plus loin dans la quête de formes, quoi ? nouvelles ? novatrices ? bousculantes ? Je dirais rares, tout simplement. Ce sera un lieu de raretés. Un lieu pour décliner, de notre monde, ces fractures qui m’intéressent tant, me scandalisent tant. Qu’elles soient amoureuses, érotiques, politiques, existentielles, générationnelles. Et que dire des fractures des rêves étrangers ? Des rêves exilés, pillés par la rapacité financière mondialement admise comme légale. J’en tremble de rage. 

Jean-Michel Rabeux, septembre 2017


Avec le LoKal, nous avons pendant six ans, de 2017 à 2023, expérimenté deux champs de travail complémentaires : une fabrique de spectacles, une fabrique de spectateurs.
D’une part nous avons inventé un espace et du temps de travail et de recherche en dehors du monde de marché dans lequel nous évoluons habituellement. Nous avons exploré des formes de non concurrence, entre les jeunes et les vieux, entre les metteurs en scène, les acteurs, musiciens, danseurs, entre les compagnies labellisées ou pas, entre les hommes et les femmes évidemment, entre les formes artistiques. Nous avons décloisonné les champs artistiques, nous avons croisé, entrecroisé les projets et les personnes. Le projet était de faire du LoKal un espace solidaire,  transgénérationnel, transgenre, de création autant que de transmission.

Ainsi, son usage a été destiné à deux types d’utilisateurs :

Les artistes : metteurs, metteuses en scène, acteurs, actrices, autrices, auteurs
– en offrant la possibilité de répéter, d’essayer, de brouillonner, de chercher.
– en soutenant pour donner à voir le travail.
– en formant des acteurs professionnels, notamment à travers le cycle de formation « L’Acteur créateur »

Les publics : scolaires et autres
– en animant des ateliers de relations publiques
– en accueillant le public venu voir nos spectacles au LoKal.

Les principes de travail de notre lieu de fabrique étaient basés sur l’expérimentation, le partage, les plaisanteries, les fragilités, la clandestinité, et surtout la spontanéité. Par conséquent, notre calendrier d’occupation était en mouvement permanent. Tel était notre état d’esprit, le mouvement permanent.

Je suis aussi écrivain. C’est à dire que parfois je prends des feuilles de papier blanc, une rame de mille me coûte sept euros quatre vingt dix neuf, et je les remplis de mots, et puis je les déchire, et puis je les remplis de nouveau. Ainsi fait- on, ça s’appelle écrire. Au bout de cinq euros de brouillonages intensifs et de neuf mille neuf cent quatre vingt dix neuf heures de travail, j’ai rédigé un livre.

Au théâtre la rame de papier coûte un peu plus de sept euros quatre vint dix neuf, bon an mal an elle mesure 100 mètres carrés, et bon an comme mal an il faut engager des milliers d’euros pour pouvoir en disposer, c’est à dire commencer à brouillonner un spectacle. Ainsi, bon nombre de metteurs en scène, surtout les jeunes évidemment, ne peuvent pas du tout les écrire, leurs rêves. Ils n’ont pas du tout, du tout, les milliers d’euros nécessaires. Ainsi leurs rêves meurent-ils avant même d’avoir été rêvés.

Le problème c’est qu’au théâtre, contrairement à la littérature, ou même à la peinture, il faut déjà disposer de moyens pour pouvoir seulement commencer à rêver, mais pour disposer de moyens il faut avoir montré des coups d’essai, ce qui est logique après tout, mais pour pouvoir montrer ces coups d’essai, il faut disposer de moyens. En gros pour disposer de moyens il faut déjà disposer de moyens.

Ça s’appelle un cercle vicieux, ou une injonction impossible. Ça rend fou.

Le LOKAL essaie, très modestement (avec une prétention totale) de rompre ce cercle dit vicieux, de répondre à l’impossible injonction qui fait tourner en bourrique tout le monde. Il essaie d’éviter la folie à notre belle jeunesse, et aux autres toujours jeunes, ceux qui nous préparent de l’imprévisible, donc indéfendable sur papier, et qui tous se brisent les membres pour parvenir seulement à ça : occuper un espace de travail. Parce que créer ça veut d’abord dire disposer d’un espace clos, silencieux, noir, apaisé, pour répéter. A Paris c’est de l’ordre de l’impossible. Et nous sommes malheureusement parisiens.

Le LOKAL prétend, avec simplicité, répondre à quelques évidences artistico-socio-professionnelles.

Jean-Michel Rabeux, Octobre 2018

L’intégralité du Manifeste pour un pauvre LoKal est disponible ci-contre.

De 2017 à 2023, plus de 500 artistes ont bénéficié de « Temps de plateau » au LoKal. C’est ainsi que plus de 150 projets en théâtre, musique, cirque, danse, lecture, écriture, chant, s’y sont brouillonnés, construits et/ou montrés.

Nous avons interrogé les artistes porteur.se.s de projets qui en ont bénéficié, pour savoir à quoi leur avaient servi ces « temps de plateau ». Les témoignages de celles et ceux qui nous ont répondu sont consultables ci-contre.

Le LoKal c’est fait pour fabriquer un théâtre qu’on ne peut pas faire ailleurs. C’est l’idée, c’est l’utopie. Je me l’applique d’abord à moi-même, en proposant un temps fort, tous les ans, que je nomme Temps nu avec texte. Je m’explique.

Depuis que je fais du théâtre, j’ai toujours considéré la nudité des corps des acteurs indispensable au plateau. A ma surprise, et à mes dépens, je me suis très vite aperçu que ce n’était apparemment pas le cas de tout le monde.
Quelle chose étrange qu’elle fasse problème, me disais-je, pendant que je montais Iphigénie de Racine… en 1976. Comment jouer Racine autrement que nu, me disais-je avec la certitude de mon inexpérience. J’ai vite compris que malheureusement non, pas du tout, on ne peut pas du tout le faire, et j’ai rhabillé tout le monde vite fait, sous peine de ne plus jamais refaire le moindre spectacle.

Je crois que j’ai eu tort, parce que je crois que j’avais raison. Par instinct, j’avais raison. Parce que je voulais, moi, faire un théâtre qui dise autre chose que la condition sociale de l’homme, qui veuille plutôt en dire l’irréductible folie existentielle.
« L’homme est un ensemble de rapport sociaux », nous dit Marx. Oui. Mais pas seulement.  Il est aussi une aspiration à en sortir, de gré ou de force. Par le rêve ou par la mort.  La mort n’est pas un rapport social.

Je voulais (je veux) un théâtre qui prenne en compte ça, la mort et ses prémices en nous, ça, les rêves qui nous forgent. Et pour ce théâtre-là, il n’y a souvent pas de vêtements possibles.
Quel vêtement habille l’âme ? Si je me laissais aller, tous les corps de tous les protagonistes de tous mes spectacles seraient nus. Presque. Depuis quarante ans je passe mon temps à rhabiller ce qui devrait l’être, NU.
Pourquoi vêtir le corps de Phèdre ? Avec quel costume ? Tout est réducteur, on le voit bien. Comment vêtir une torturée ? Pourquoi vêtir le corps de Michel Serreau dans la Cage aux folles ? La même folie nue, et le cliché aurait explosé en vol. Il ne nous serait resté que la folie désespérée… tordante, de la folle tordue. Même le Christ est nu sur sa croix, et son pagne n’y change rien. Le nu dont je parle, ce n’est pas le pubis dévoilé, on s’en fout du pubis.
L’âme n’existe pas sans corps. C’est Sade qui le dit. Au théâtre c’est sûr et certain. Si on ne voit pas le corps de l’acteur, on ne risque pas d’entendre son âme. Et son corps nu met son âme à nu. C’est tout.

Jean-Michel Rabeux, Janvier 2019

Le Manifeste pour un Temps nu ainsi que le détail des deux temps forts qui ont eu lieu au LoKal en juin 2019 et juin 2021 sont consultables ci-contre.

Temps nu [1] du 3 au 22 juin 2019

Temps nu [2] du 4 au 12 juin 2021