Interviews

La Barbe bleue
Credit photo : Ronan Thenadey

Sont rassemblées ici des « interviews de fond » sur le travail de Jean-Michel Rabeux. Les revues de presse propres à chaque spectacle sont disponibles dans la rubrique Mises en scène, sur la page de chaque spectacle.

Jean-Michel Rabeux vient de l’annoncer, il mettra un terme à l’activité de sa compagnie après la reprise d’Un sentiment de vie au Lokal à Saint-Denis.Avec le temps va, tout s’en va, on connaît la chanson. Mais ce départ, au-delà du cours normal des choses, pose question sur les évolutions de l’époque.

Il l’a annoncé via la newsletter de sa compagnie, sans en faire plus de cas. Jean-Michel Rabeux cesse son activité théâtrale. Après 47 ans de mises en scène, c’est un punk qui quitte la scène, tellement iconoclaste qu’on l’aurait bien vu poursuivre jusqu’au bout. Une signature, un style et un esprit transgressifs, des personnages à poil ou en sacs poubelle, des hommes qui ressemblent à des femmes et des textes, des textes toujours en pointe et à la marge, au milieu de classiques revisités version crue. « C’est comme si je n’avais plus envie de m’adresser à mes contemporains, explique le metteur en scène, comme si je voulais que mes contemporains s’adressent dorénavant à eux-mêmes ». Rabeux a toujours eu un certain franc-parler.

Alors blasé ? En guerre contre son époque ? Pas du tout. « Je vois naître des choses qui me bouleversent, et qui ont besoin de vivre, et dont j’ai grand besoin qu’elles vivent » ajoute-t-il. Il se souvient de ses très difficiles débuts et se réjouit que ses subventions aillent maintenant nourrir d’autres artistes. Côté face de cet éternel jeune homme, il y a toujours eu une douce bienveillance. Rabeux place d’ailleurs ce départ dans la continuité du travail qu’il effectuait au Lokal. Une salle à Saint-Denis que sa compagnie loue depuis quelques années à un privé pour y accueillir gratuitement des artistes, plutôt jeunes et dans le besoin, et leurs créations, ainsi que pour effectuer ces actions vers le public qui ont toujours constitué l’ADN de la compagnie et bien sûr diffuser ses propres spectacles. Avec le départ de Rabeux, le Lokal fermera aussi sous cette forme. Deviendra on ne sait quoi. C’était la première et dernière maison d’un artiste de premier plan qui n’a jamais cherché à diriger un lieu, de crainte que cela ne nuise à son travail artistique, mais aussi parce « que je ne sais faire qu’une chose, c’est être sur scène et voir ce qui va ou ne va pas, le reste, tout le travail de direction, ça me dépasse. Heureusement j’ai été très, très, très aidé par Clara Rousseau, ma codirectrice depuis trente ans parce que je suis inopérant dans les fonctionnements sociaux ».

« J’ai fini par m’autocensurer »

C’est aussi pour cela d’ailleurs, qu’il ne se sent plus vraiment à sa place dans cette époque. Des directeurs et directrices de lieu qui l’ont soutenu et accompagné ont maintenant quitté le milieu. Jean-Marie Hordé pour dernier exemple, qui vient de partir du théâtre de la Bastille, compagnon de longue date des spectacles de Rabeux. Ou encore des journalistes qui l’ont défendu quand il le fallait et qui n’officient plus. « Pour Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles, s’il n’y avait pas eu Colette Godard dans Le Monde, c’était foutu. Je me souviens aussi d’une critique de René Solis dans Libé, qui nous a beaucoup aidés contre Pasqua ». Le théâtre, c’est une affaire de réseaux, Rabeux ne l’ignore pas, « mais aussi d’amitiés ». Surtout quand on propose comme lui « un théâtre de rupture ». « Et puis je travaillais pour les gens, les spectateurs, pas pour les professionnels. Je me disais si un jeune voit un vieux de 60 ans juché sur des talons avec de belles guiboles, ou un homme dont il s’aperçoit à la fin qu’elle est une femme, ça va lui faire ding dong. ».

La recherche du choc, non pas pour sa vertu provocatrice, mais « pour que toutes mes folies en rupture rejoignent les ruptures que chacun a au fond de soi ».

D’où ces travestis, ces personnages interlopes, ces hommes en talon et ces femmes à voix d’homme – sa compagne Claude Degliame entre autres – qui ont souvent occupé ses plateaux. Bien avant LGBTQ+, #Metoo et les polémiques qui les accompagnent. « Aujourd’hui, si je monte Onanisme, le seul titre va poser problème. Je ne suis pas un réac nostalgique du passé, mais que des censures viennent de nos rangs même, et pas forcément pour les bonnes raisons, ça me pose problème », évoque-t-il à propos d’événements récents qu’il ne veut pas que nous nommions « tant ils sont nombreux ». « Moi-même, j’ai fini par m’autocensurer. L’époque actuelle pose sur les corps que les années 70 dénudaient, glorifiaient, pour nous rendre plus libres, un regard différent du mien. »

Rabeux ne renie pas l’aujourd’hui pour autant. « Les débats actuels me passionnent mais je n’y ai plus voix. Les jeunes ne savent plus ce que j’ai fait. Des femmes puissantes, des trans, des homos, j’en ai tellement mis sur scène, ce sont mes amants, mes amours, comme tous les acteurs ou actrices de mes plateaux d’ailleurs. Mais les jeunes ne connaissent pas mon travail passé. C’est normal. Le théâtre ne vit que dans la mémoire des spectateurs. C’est un art du moment. Ce n’est plus mon moment, ni pour moi, ni pour l’époque, et j’ai très envie que ce ne soit plus mon moment, que ce soit celui des jeunes, surtout les filles. On en manquait tellement ».

En attendant, il y aura quand même une dernière danse. En Juin, la reprise d’Aglaé, créé au Rond-Point, et début avril, donc, celle d’Un sentiment de vie, texte de Claudine Galea, qu’on a déjà pu voir à la Bastille, interprété par Claude Degliame et Nicolas Martel. « Claudine, à plus de 50 ans, parvient enfin à parler de son père. C’était un militaire, pied noir, colonialiste, réac limite facho. Sa mère était communiste et anti colonialiste. Mais son père l’aimait. Et sa mère la battait. » Une histoire de famille qui ne vaut que par ce qu’elle a d’universel. « Au fond, assister au tragique familial de Claudine, ça aide à vivre. Ça montre que l’amour circule au-delà des différences de pensée. Une pensée progressiste, qui est évidemment aussi celle de l’autrice, peut dissimuler des violences, et une pensée réactionnaire laisser place à l’amour. La vie est complexe ».

Et l’époque aussi…

Eric Demey

Le théâtre de :

JEAN-MICHEL RABEUX
Metteur en scène de théâtre et auteur

Pourquoi faites-vous du théâtre?
Pour changer le monde. Dur,  dur ! Le monde s’en fout évidement. En fait. Je cherche à toucher chaque spectateur profondément pour que quelque chose de lui le surprenne, l’agite  le rende plus apte à lui-même aux autres. C’est ça que j’appelle changer le monde

Depuis quand ?
J’avais 23 ans quand Je suis rentré dans un cours de théâtre. 28 quand j’ai fait ma première mise en scène. J’ai 68 ans.

SI vous étiez un personnage de théâtre ?
Il n’y a pas d personnage au théâtre. Il n’y a que des langues. Si j’étais une langue je serais celle de Valère Novarinn.

Les gens de théâtre qui vous ont profondément marqué ?
Par ordre d’entrée en scène Alain Cuny, Maria Casares, Roger Blin. Tadeuz Kantor, Copi. Claude Regy, Claude Degliame, Michel Fau, Joël Pommerat. Et d’autres !

Les comédiens et comédiennes dont vous vous sentez le plus proche?
Tous les comédiens avec lesquels je travaille.

Vos auteurs favoris?
Jean Genet, Pascal Quignard, Sarah Kane. valère Novarina.

Vos metteurs en scène favoris ?
Yan Lauwers, Alain Platel, Joël Pommerat. Tant d’autres évidemment.

La pièce qui vous il a le plus marqué?
La Classe morte de Tadeuz Kantor.

Avez-vous le trac ?
A chaque représentation. Je n’ai (presque) plus le trac en répétition.

Votre meilleur souvenir de théâtre ?
Une dame maghrébine qui n’avait jamais mis les pieds dans une salle de théâtre me serre dans ses bras après un spectacle tout plein de corps très nus  et considéré comme trash et «difficile» par les pros.

Vos projets de théâtre ?
Celte saison on Joue, Claude Degliame joue, plutôt  avec les paroles d’une véritable prostituée que j’ai retranscrites pour le plateau. Ça s’appelle Aglaé. La saison prochaine je monte une Double Inconstance très débridée.

La pièce dans laquelle vous aimeriez jouer ?
J’aimerais savoir jouer Phèdre dans le Phèdre de Racine.

Votre livre de chevet ?
Tout Pascal Quignard.

Vos passions ?
Les passions.

Que détestez-vous par-dessus tout au théâtre ?
Qu’on en parle au lieu de le faire.

Votre plus grand succès au théâtre?
Le premier  en tout cas : Onanisme avec troubles nerveux chez deux petites filles  d’un certain et très réel Docteur Démetrius Zambaco. Eh oui ! Ca s’appelait comme ça.

Votre plus grand «flop» ?
Elle est là, de Luigi Pirandello. Je m’étais bien planté…

Ce qui vous agace le plus chez le public ?
Il est trop souvent suiviste, non pas tant de la rumeur médiatique, mais suiviste de lui-même. Il se risque peu à la surprise. Heureusement, il y a des exceptions.

Qu’avez-vous réussi de mieux dans votre vie ?
Mes rapports amoureux.

Le plus beau compliment qu’un spectateur vous ait adressé ?
La dame qui m’a serré dans ses bras, les pleurs inextinguibles d’un grand ami.

Un conseil à ceux qui entrent dans le métier ?
En ce moment ? Faites-en un autre. Sauf si c’est une question de vie ou de mort !

Propos recueillis par Nicolas Marc.

Avec « La Petite soldate américaine », Jean-Michel Rabeux fait à nouveau la démonstration que le théâtre est fait pour repousser les murs qui empêchent l’accès à cet art. C’est le fil rouge de son travail, entre reprise de textes classiques ou contemporains et ses propres créations. sur des scènes dédiées – avec un penchant certain pour les banlieues –, dans une collaboration au long cours (comme la dernière en date, avec la MC 93 à Bobigny, ou sa longue complicité avec le Théâtre de la Bastille, à Paris). Mais aussi « hors lez murs », c’est-à-dire là où on ne l’attend pas.

Avec cette histoire inspirée du scandale de la prison d’Abou Ghraib – ces photos de détenus suppliciés par lez militaires états-uniens, et notamment par l’une d’entre eux –,« le but c’est un théâtre qui peut se jouer partout, dans les théâtres évidemment, mais aussi ailleurs, dans les endroits lez plus excentrés, les plus excentriques », persiste-t-il.

Entretien réalisé par Michaël Mélinard, consultable ci-contre dans son intégralité.

Les spectacles de Jean-Michel Rabeux ne ressemblent à aucun autre. Marier une esthétique dérangeante et un public supposé lui être hostile, telle est la recette exemplaire de sa compagnie.

Philosophe de formation, Jean-Michel Rabeux a toujours marié écriture dramatique et mise en scène. Il monte indifféremment des classiques (Racine, Shakespeare, Molière, Eschyle, etc.), des textes contemporains (Cendrars, Genet, Bénézet, etc.) et ses propres textes. Mais il peut aussi faire un pur travail de plateau, sans texte préalable. En 1983, il écrit sa première pièce, Déshabillages. S’ensuivent L’Eloge de la pornographie, Nous nous aimons tellement, Ventre. En 2002, il signe son premier roman, Les Charmilles et les morts. Il fonde sa propre compagnie qu’il codirige avec Clara Rousseau depuis 2006. Sa politique consiste à s’associer à des théâtres sur une longue durée, afin de  l’implanter dans des lieux, des publics et ainsi acquérir la liberté de proposer des formes nouvelles.

Aujourd’hui, il travaille à Bobigny, en connivence avec la MC93.

La question agite sempiternellement les compagnies de spectacle vivant: quelle place réserver à l’action culturelle ? Cette dernière, souvent vécue comme une contrainte chronophage permet en retour d’alimenter en cachets les membres de la compagnie et de renouveler leur statut d’intermittents.

On connaît la chanson. Depuis longtemps, l’artistique et le socioculturel font plus ou moins bon ménage. Et les ateliers de sensibilisation ou autres interventions en milieu scolaire sont souvent perçus comme des obligations institutionnelles – parfois morales ouvrant le droit à être soutenus par les subsides publics.

Nous n’avons de cesse, dans ces pages, d ‘être attentifs à toutes les initiatives qui nous semblent renverser cette malheureuse opposition entre deux activités, il est vrai, inégalement valorisées par les médias, le nez collé à l’actualité des spectacles et beaucoup moins au travail de terrain innovant qui peut être effectué ici ou là. Cette opposition, la compagnie de Jean-Michel Rabeux l’a retournée en une synergie de moyens, fondant un système bien particulier qui prend aujourd’hui une ampleur remarquable:

Les membres de sa compagnie ont effectué l’année dernière plus de 800 heures d’interventions.

Tout a commencé en 2006 quand, dans le cadre du dispositif pour la permanence artistique et culturelle de la région Ile-de-France, Jean-Michel Rabeux a décidé, avec Clara Rousseau, codirectrice de la Compagnie Jean-Michel Rabeux, de demander des aides pour engager une chargée de relations publiques. Son raisonnement était simple: «  Je ne voulais plus dépendre de l’humeur de la critique pour la réussite de mes spectacles et garder une entière liberté de création. Pour cela, il me fallait trouver le moyen de remplir mes salles. »  C’est alors que Margot Quénéhervé les rejoint et  commence à développer les activités d’action culturelle, jusqu’à donner à ces dernières une place centrale dans la vie de la compagnie. On pourrait croire à une provocation de Rabeux, que d’avancer ses motifs de manière aussi peu diplomatique. « j’ai compris depuis longtemps que le spectateur de base veut revoir du déjà -vu plutôt que de découvrir du nouveau. Plus la forme que tu proposes est singulière et plus tu perds de spectateurs. Comme j’essaye de surprendre à chaque nouveau spectacle, jecours le risque de jouer devant des salles vides. D’un point de vue intéressé et par volonté de ne pas rendre mes spectacles communs, il me fallait donc travailler politiquement et artistiquement auprès de nouveaux spectateurs. »

Eric Demey

Je ne voulais plus dépendre de l’humeur de la Critique.

Jean-Michel Rabeux