Textes de fond

Textes de fond

Transmissions

Mon théâtre c’est quoi ? sinon une expérience intérieure qui prend le risque du public. Pour se faire il utilise mille ruses, artifices, faussetés et vérités. Tous les moyens lui sont bons, même l’authenticité. Tous les mensonges, les masques et les démasquages. Mais le visage déshabillé de son loup ou de son nez rouge, le visage mis à nu, n’est qu’une des formes du mensonge que le théâtre s’autorise pour aller se glisser dans l’intimité du public, y déposer des plaisirs inattendus, des surprises embarrassantes et délicieuses.

J’essaie, depuis toujours, de chercher en moi le plus profond, le plus singulier, le plus dangereux, c’est-à-dire le plus précieux, pour que le public non pas m’y reconnaisse, mais s’y reconnaisse.

Secoué par l’amour ou par la haine, l’âme malmenée par la guerre, la cruauté des hommes ou la mienne propre, l’âme portée par l’amour, l’amitié, la fidélité, la beauté de l’homme, sa douceur aussi profonde que peut l’être son goût du meurtre, l’âme enchantée ou meurtrie, j’en fais des spectacles.

Tous les moyens me sont bons qui me permettent de dire le monde.

La rencontre avec un auteur, cette espèce de coup de foudre où je reconnais un frère, un codétenu comme moi des rêves. De Racine à Genet, de Marivaux à un jeune poète inconnu. Et voilà qu’un spectacle devient nécessaire.

La haine contre un texte aussi peut servir, ce « rapport médical » que je jette à travers la pièce à la première lecture, que je ramasse, et décide d’en faire théâtre.

Ou pas de texte du tout, mais d’infimes magies du quotidien, des maniements de ferrailles, de bouts de bois, de serpillières, de modestes gestes du travail entremêlés des figures des rêves, devenant rêves eux-mêmes, mythes, signes de grandeurs : un soudeur c’est Vulcain, un passage de serpillière, l’humiliation, un corps nu, la naissance du monde.

Ou mes propres textes, bien sûr, eux aussi multiformes, masques sur masques, pour cacher-révéler mes secrets qui sont les vôtres, s’amuser de fausses pistes pour découvrir un quelque chose d’un tout petit peu vrai. Et c’est un conte de fée légèrement sadien, un éloge de la pornographie c’est à dire de la différence, ou une « autobiographie » assez saignante à sa façon.

Tous les moyens me sont bons pour saisir le public s’ils parviennent à satisfaire un seul critère, aussi arbitraire qu’impérieux : me plaire, me passionner, me bouleverser, me faire hurler de rire, pour oser cette impudeur de vous les représenter.

Je remarque a posteriori (sans l’avoir décidé vraiment) que la création au sens propre du terme m’intéresse de plus en plus exclusivement, et sous deux formes. Comme auteur et metteur en scène de mes propres textes d’une part, et comme « fabricateur » de spectacles sans texte, ou pratiquement sans texte, ou avec texte écrit au cours des répétitions. Ce genre de spectacle que je fais et qui s’écrit à même le plateau, se brouillonne, se rature et s’invente non sur la feuille blanche mais sur les planches de la scène. Je me sens plus libre dans ces deux pratiques, non pas que les classiques (contemporains ou pas) ne m’intéressent plus, mais bon !

J’ai envie d’avancer, d’inventer, ne plus me trouver confronté, non pas aux classiques, mais aux idées préconçues que chacun (légitimement ou pas) porte sur eux. Je n’ai plus envie, pour l’instant, qu’on croie que je défends mon Racine contre le Racine d’untel, ou que je le « déforme » à mon profit. Je suis las de ce débat dépassé. Evidemment il n’existe pas un Racine et une manière objective et respectueuse de le monter. Cette conception n’est qu’un fantasme prétexte à la convention, à la répétition, et pour tout dire au réactionnaire artistique. Du théâtre, je n’aime pas trop l’anecdote nostalgique, poussiéreuse, pourpre et dorure, ou rideau brechtien, masques commedia dell’arte ou décors opératiques. L’iconoclaste m’ennuie tout autant, il n’est rien que je hais tant que monter Shakespeare pour qu’on voit le metteur en scène sans entendre Shakespeare.

J’ai l’intention de rechercher ailleurs que dans le répertoire. Plus cru, moins référentiel. J’ai ce rêve, cet espoir, et parfois ce plaisir éprouvé que, faisant du théâtre pourtant sans concession de pensée ni tape à l’œil de forme, un jeune banlieusard sans culture ne s’y ennuie pas. Je n’aime pas exposer la culture sur une scène, il est d’autres bibliothèques. Le réel m’intéresse, l’émanation des corps des acteurs. Évidemment je crois que je déteste encore plus le réalisme, le naturalisme, que le conventionnel théâtral et ses enflures avouées. Je ne veux jamais faire croire qu’un personnage vériste, avec tenants et aboutissants psychologiques, passé, présent, futur, est là sur le plateau. Ça, c’est sitcom ou autres séries télévisées, ça c’est le boulevard quand il ne délire pas. Ça ne m’intéresse pas (c’est peu dire), ni comme metteur en scène, ni comme spectateur. Sur le plateau mes acteurs sont des acteurs, c’est à dire des corps et des imaginaires réunis qui profèrent une parole ou, d’un mouvement de doigt, de visage, inscrivent un sentiment, portent une pensée, révèlent une âme.

Tous mes spectacles peuvent être considérés comme rêve. Dans un rêve s’il y a un bourreau il n’est pas un bourreau seulement, en une seconde il est votre père, un faucon ou la caissière du supermarché. Je revendique la liberté du rêve pour dire le réel autrement que le réalisme ne le fait, je ne veux pas dire mieux, mais ailleurs.

Je crois qu’un artiste ne dit jamais qu’une chose. S’il la ressasse c’est qu’elle est, pour lui, insondable – au sens de l’abîme. Je commence, après près de vingt ans de travail théâtral, à entrevoir ce qui me mène. Je ne parviens pas à m’en parler à moi-même, je n’en parlerai donc pas ici. Je ne puis que parler autour de ce bloc de pierre qui, par moi, parle sa propre langue. Mon souhait est que vous l’entendiez mieux que moi.

Jean-Michel Rabeux, Avril 1994

Tu viens d’où, toi ? À présent c’est une affaire entendue, c’est la question première, la principale, les gens se la posent sans cesse, à eux-mêmes et aux autres, amis ou ennemis. Tu viens d’où, toi ? C’est une question pas forcément sympathique. Parfois elle ne l’est même pas du tout. Tu viens d’où ça se traduit assez facilement par t’es pas chez toi, casse-toi ! Moi en fait c’est la question qui me les casse, et surtout qu’elle soit devenue une façon de préalable aux rapports des gens entre eux.

Peut-être parce que je viens d’une famille tellement française que c’est à en avoir honte. Morne plaine, racine indigeste, rien de rien à manger, sauf du très fade. Bourgeoisie qui se prétend grande, en fait inculte à tendance facho. Rien que du normal, quoi. Mon affaire entendue à moi, c’était d’être médecin parce que mon père avait une clinique, de faire trois gosses à une épouse qui en aurait voulu cinq, d’avoir une grosse bagnole la plus chère possible, des Docksides aux pieds, des Lacoste jaunes sous des blazers bleu marine, d’être pour la peine de mort mais très sensible à la douleur des petites gens, de poser les fourchettes à gauche, de savoir de source sûre que l’homosexualité est une maladie grave, que les femmes sont forcément les femmes de quelqu’un, que la masturbation rend les enfants fous, qu’on ne prête pas sa femme, sa voiture et son stylo plume (authentique citation), et plein d’autres trucs que je ne sais même plus quoi, tellement non, vraiment non, merci. Du monde de ma naissance je n’ai conservé que la mer, celle des marins, pas celle des plages, non, la dure mer hauturière. Et même elle je l’ai bazardée à présent.

C’était facile de se barrer de ce monde-là, tellement con, la pensée y suffisait. Il a eu cette seule qualité : m’apprendre à dire non à ce qu’il attendait très tranquillement de moi. « Dites-moi une science qui n’ait pas commencé par un non. » La phrase de Michelet dans La Sorcière m’a agrippé la tête, elle m’a confirmé que j’aurais dit non à tout territoire d’origine. Hors sol. Mon père aurait été ouvrier des mines avec les valeurs des ouvriers des mines, ç’aurait été non, vraiment non, merci. Il aurait été génial artiste en l’art qu’on veut, j’aurais été voir ailleurs que l’art. Même marin pêcheur, j’aurais fui la mer. Mon origine, c’est le non.
Chez moi c’est où et quand je me suis mis à penser, à penser tout seul, très seul, avec d’autres très seuls, en rupture de clans. À penser, à sentir, à aimer, à rêver, contre les affaires entendues par la naissance. Même mon sexe je l’ai changé. Non, mais oui.

Ma seule origine reconnue, bien obligé, c’est le ventre d’une femme, dont j’ai été arraché par deux fois. La première à la manière de tous les humains, la seconde à la mienne propre, aussi sanglante et incompréhensible que la première, depuis le jour où ma mère a décidé de s’exploser contre un pare-brise et de se répandre en miettes sur le macadam en oubliant totalement que j’avais cinq ans.

Ma langue maternelle, c’est un trou de mémoire fabriqué avec dextérité par mon cerveau enfantin pour échapper à ce jour-là, où elle s’est fracassée contre un quinze tonnes, où son ventre a expiré. Puisqu’il paraît qu’on vient de quelque part, c’est de là que je viens, cette absence est mon origine. C’est elle qui m’a fondé en corps, en esprit, en âme. Chaque mot que je couche sur le papier, chaque corps d’acteur sur chaque plateau, chaque spectacle, réinvente indéfiniment cette racine tranchée, ce ventre disparu dont j’attends le retour depuis ce long après-midi où l’enfant que j’étais se tient planté sans bien comprendre devant une fenêtre avec ambulance, et refuse que l’en arrachent des gens en larmes, espérant voir paraître sa mère, sachant déjà qu’il n’en est plus du tout question.

À soixante-dix ans j’attends encore que les bras de cette femme reviennent et me prennent et me soulèvent très haut pour un baiser. Y a peu de chance.

Jean Michel Rabeux, septembre 2018 – À la demande du Théâtre des Ilets

Pendant dix ans, de 1995 à 2005, j’ai été artiste associé à La Rose des vents, scène nationale de Lille Métropole – Villeneuve d’Ascq, dirigée par Didier Thibaut. Cette longue période de travail a énormément compté pour moi, particulièrement dans mes relations de terrain avec les publics, ce qui à l’époque existait très peu à Paris dans les théâtres que je fréquentais en tout cas. À Paris le public c’était la Presse. Le fait « d’aller chercher » les spectateurs était considéré comme ringard : si tu faisais un bon spectacle la critique l’aimait et si elle l’aimait tu étais plein, ou l’inverse.
Didier Thibaut et son équipe m’ont appris et donné le goût d’aller conquérir des publics, et pas pour que les salles soient bourrées et nos egos satisfaits, mais pour que « tout le monde » puisse avoir accès aux divers bonheurs de l’art. C’est un combat politique : faire des spectacles exigeants sur les formes et la pensée du monde, et les présenter sans quiproquos à des spectateurs qui ne seraient pas dans la salle sans le travail opéré par toute l’équipe, moi y compris. Mes éditos n’étaient qu’un des éléments de ce travail. C’est un rude travail – ce qu’on appelle les relations publics – sociologique, politique, artistique, humain, sensible, épuisant, mais ça fonctionne vraiment, et à présent à peu près tous les théâtres, y compris à Paris, le font très bien.

Jean-Michel Rabeux, Janvier 2024

Voici l’édito de la saison 1997/1998 (ils sont téléchargeables ci-contre dans leur intégralité) :

« J’ai regardé en douce le visage aux yeux graves, à côté de moi, dans le public. J’aimais beaucoup, beaucoup le spectacle ce soir là, mais le jeune homme à côté de moi s’est penché en avant et j’ai vu son visage comme aspiré par le plateau, lèvres ouvertes, stupéfaites, bouche bée. On voyait les surprises se peindre, un vrai paysage qui n’était plus à personne, le jeune homme s’oubliait pour ses rêves. Ses lèvres le prouvaient, vivantes, crispées d’attention ou fendues d’un éclat de rire vite arrêté pour ne pas perdre une miette de la machine, du machin là-bas, sur le plateau, qui déployait des douceurs imprévues, un peu agaçantes. Je voyais en cachette le jeune homme magnifique lâcher la rampe, s’envoler, se perdre. Je l’ai vu perdu. Il est jeune, tout se lit, sa colère aussi. J’ai vu ce que nous cherchons à voir derrière les visages des spectateurs, un tremblement, presque un essoufflement.

Le théâtre, quand je l’aime comme j’aimais ce spectacle auquel nous assistions ce soir là, ne fait pas parler les jeunes hommes, il les fait taire, il ne les informe pas, il les vide, il fait le vide en eux, les laisses – j’espère – légèrement stupides, stupéfiés ne sachant plus où était la question, quant à la réponse il rigole franchement, le théâtre, il se gondole. Il sait qu’il n’y a pas de réponse à la question ouverte dans l’esprit des jeunes gens, un doute peut-être, un doute lui suffit, mais un doute pour toujours.

Nous ne savons rien de plus que le public. Comment prétendre lui apprendre ? L’artiste n’est certainement pas celui qui se lève du cercle pour raconter une histoire exemplaire. Cela le maître le fait très bien pour ses élèves. Le théâtre n’est le maître de personne. Il peut user de la raison, de la culture ou du bon sens, comme le pédagogue, mais il ne devient théâtre que s’il excède la raison, la culture ou le bon sens, si l’acteur qui s’est levé du cercle devient crocodile, dieu chanteur, souple biche ou, comme ce soir-là, macbeth sanglant et gracieux. Ce soir là le théâtre ne dissertait pas, il accouchait dans la douleur (le plaisir), il ne communiquait pas, il estomaquait, il n’informait pas contrairement aux autoroutes du même nom, il mettait en forme. Pas autoroute, non, pas cul de sac non plus, plutôt une rocade suspendue au-dessus de banlieues détériorées et magnifiques comme le jeune homme au visage. »

Jean-Michel Rabeux

L’intégralité de ces Dix ans d’éditos est consultable ci-contre.

Jean-Michel Rabeux a écrit deux manifestes en 2018 :

– Le Manifeste pour un pauvre LoKal, lieu de fabrique de La Compagnie de 2017 à 2023

Manifeste pour un Temps nu, à l’occasion du temps fort organisé au LoKal en juin 2019