Un ami, grand ami depuis si longtemps que je ne sais plus quand, est mort cet été.
J’étais là, dans sa maison. J’ai écrit sa mort, ses derniers jours. Il avait perdu la tête depuis quelque temps.
Alors j’ai fait comme je fais quand je ne sais plus ce qui se passe et que je deviens un peu fou.
J’ai écrit.
Au dessus de la chambre où il agonisait j’écrivais son agonie, l’agonie de notre passé.
Le truc, c’est que la mort ça tue. Je ne pourrai donc pas lui lire ce que j’écrivais. Dommage, je sais que ça l’aurait intéressé. Mais dans la vraie vie on ne peut pas parler avec les morts, ils ne répondent pas.
Au théâtre ils répondent. On va prendre mes mots, qui sont aussi les siens, quelques chants des morts, son visage en peinture, parce qu’il était peintre, ses rires, nos rires, et aussi nos pas rires du tout. On va prendre dans nos mains, de la terre, de la salive, et avec cette glaise, sur un théâtre, on va le ressusciter.
Nous avons cette chance : au théâtre on peut.
Jean-Michel Rabeux, Octobre 2019
Qu’est-ce que tu prépares en ce moment ? Oh un truc très rigolo qui raconte les derniers jours de mon meilleur ami. Les derniers jours de ton meilleur ami ? Oui, j’étais là, chez lui, je raconte ça, sa mort, sa maladie. Dégénérescence cognitive, comme on dit maintenant.
Dégénérescence… En fait, c’est des mots de médecin, ça veut juste dire qu’il est mort fou, mon meilleur ami. Il était plus lui. Sauf que quand je le regardais, c’était bien lui que je voyais, que j’entendais, sa voix, son sourire en coin, son humour, même son humour. Mais c’était plus lui. C’était plus personne.
Voilà le truc, très rigolo, pas du tout rigolo. Le contraire de rigolo. Je dis rigolo pour pas dire que c’est seulement dégueulasse, la mort d’un ami, sa tête perdue.
Pourtant, aux répétitions, on rigole, et beaucoup. C’est que la folie, l’approche de la mort, le mélange des deux dans les gestes quotidiens, les gens qu’on croise, les hostos, les lois, les règlements, tout ça entraîne tant d’absurdes quiproquos, de situations surréalistes, grotesques, qu’on rigole en les jouant. On passe notre temps à rigoler pendant ces répétitions-là. Enfin… pas que… Parfois on rigole pas du tout.
Bref, quand j’ai commencé à en parler de ce travail là, aux amis, aux spectateurs, un peu à tout le monde, je m’attendais à une réaction de repli, refus, rejet, quoi. Ah non, non, non, pas ça ! Vous savez, cette réaction, dès qu’on parle de la mort, cette chose dont chacun s’applique à oublier qu’il la vivra d’une manière ou d’une autre, et c’est rarement une bonne manière. En tout cas la manière avec perte de raison n’est certainement pas la meilleure à vivre, c’est sûr. Je me disais, personne n’a envie de… d’être confronté de front, frontalement, à cette merde, quoi. Cachez cette mort que je ne saurais… Je m’attendais à ça, un rejet. Et en fait NON.
C’est pas du tout, du tout ça qui se passe quand j’en parle aux amis, acteurs ou auteurs, aux directeurs, enfin, aux pros de mon boulot. Mais c’est pareil avec les spectateurs, nos contacts avec le public, les travailleurs sociaux avec lesquels on est en contact, par exemple. C’est très frappant, je ne m’y attendais pas.
La première réaction, très souvent, c’est : je connais, oui, oui, je connais. Presque tout le monde a eu affaire à ça. C’est pas toujours du direct, parfois c’est des connaissances, mais tout le monde semble avoir une histoire avec ça, parfois très proche. Une grand-mère, un père, une sœur, un parent quoi. Ou pire. Oui, du pire, il y en a. Un amant, une enfant, oui. Et tout le monde est là, avec les mêmes questions, bien lourdes.
Comment on fait pour ne pas laisser vivre dans l’indignité la personne qu’on aime le plus ? Comment ne pas la laisser dans sa merde comme un animal, un nourrisson, la personne dont on appréciait le plus la pensée ?
C’est devenu qui, lui, mon pote que je connais si bien ? C’est devenu quoi ? C’est-à-dire, c’est quoi nous quand on n’est plus que de la souffrance, du ridicule, de l’indigne, de l’inhumain ? De la chimie ? Ne sommes-nous que de la chimie ?
Comment fait-on pour adoucir ces jours-là, qui peuvent être des années, avec la tête hors d’elle-même, mais avec le cœur, les poumons, tous les organes vitaux qui tiennent bon, hormis les organes de l’âme. Qu’est-ce qu’on fait quand il pleure, ton mari, ton ami, il pleure tout le temps, et tu ne comprends pas pourquoi, c’est à dire que tu comprends trop bien.
Comment on tue ce qui est déjà mort ? Quand est-ce qu’on le fait, qu’on a le droit de le faire ? Comment on sait qu’on a le droit de le faire ? D’aller contre la loi pour le faire ?
Tout le monde se les pose ces questions.
Ça me fait drôle, un étrange plaisir : pour une fois, je ne me sens pas seul avec un problème qui ne paraît être un problème que pour moi-même, comme je me sens si seul, parfois, à propos des choses de la vie. Là, non, c’est l’inverse : tout le monde est touché par ça, dans tous les sens du mot touché. Une complicité se fait, en récits multiples, multipliés, fragmentés, précis. En récits importants.
Voilà, je voulais vous dire ça : tout le monde est concerné par la mort ! C’est un scoop non ? Ce qui en est peut-être un, un scoop, c’est que la mort soit parlée de nouveau. A ma surprise. Les milliardaires de la Silicone Valley cherchent l’éternité avec détermination, scientifiquement. Ils veulent absolument que la mort n’existe plus du tout.
Mais ça provoque l’inverse, en fait. La médecine a tant éloigné la mort de nous, qu’à présent elle la rapproche. En permettant de maintenir vivants des morts, des âmes mortes, de faire vivre les corps si longtemps qu’ils peuvent contenir les cerveaux fous bien en vie pendant des années, en permettant que les hommes puissent vivre très longtemps en n’étant plus du tout vivants, en n’étant plus du tout des hommes, la médecine high-tech a remis la question de la mort en plein milieu du quotidien de tout le monde.
On vit plus vieux, mais à quel prix ! Celui, pour tout un chacun, de devoir affronter les maladies qu’auparavant la mort nous évitait. La mort est de nouveau, autrement, au cœur de nos vies, comme elle l’était à l’évidence pour nos ancêtres qui mouraient aussi vite que des feuilles d’arbre. Mais eux avaient la vie éternelle comme remède. Il paraît que ce remède ne marche plus trop bien. Il paraît aussi qu’il revient en force.
Mon remède, à moi, et je vous le recommande chaudement, c’est de le faire revivre sous les yeux des projecteurs, mon ami, le ressusciter. Ça marche. Un tout petit peu.
Jean-Michel Rabeux, Octobre 2019
Il m’a fallu ce travail d’archivage, revoir le spectacle sur écran, pour prendre conscience de l’inadéquation du projet et du spectacle. L’équipe artistique a été plus que formidable et la qualité de chacun a paradoxalement fait que je n’ai rien vu venir. Mon travail c’est pourtant pressentir, sentir, rectifier ces écueils de langages. Je l’ai mal fait. La trop grande proximité du sujet m’a rendu aveugle au plateau, une sorte de cécité amicale qui a duré jusque pendant les représentations, et qui n’a véritablement cessée que longtemps après que le spectacle soit refermé.
Quand la machine théâtrale est en route, que « les contrats sont signés », on ne peut plus l’arrêter, pour les mille raisons que le théâtre est un art pratique, un art urgent, d’ici et de maintenant : la Première doit avoir lieu, point. Donc, s’il y a un problème de fond, on peut inconsciemment l’occulter parce qu’il arrêterait la machine. Au sens propre on ne veut pas voir, il est trop tard, on s’aveugle.
Je sais pourtant qu’on ne fait pas du bon théâtre avec des bons sentiments, fut-ce l’amitié, j’aurais dû me méfier de moi-même. J’ai mal fait mon boulot. Évidemment il y avait des moments de grâce, des acteurs, d’images, de musiques, tout n’était pas à jeter loin de là. Mais je n’ai pas résolu le problème posé par le sujet, j’ai merdé. Le seul plaisir de mon erreur c’est de m’en être aperçu, je ne serai pas mort idiot.
Jean-Michel Rabeux, Janvier 2024
Création
Le 12 novembre 2019 au Théâtre des Îlets – centre dramatique national de Montluçon
Tournée
Du 25 février au 22 mars 2020, Théâtre du Rond-Point, Paris
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