Hugo dit : “Iphigénie : un père qui tue sa fille pour du vent.” Et en effet quelle barbarie derrière ces alexandrins ! Chacun comme un instrument chirurgical: rutilant précieux et lourd dans la main qui va en faire usage. Et en effet il y a mort, et mort de femme dans ce monde mâle où l’amour et la guerre sont la même chose : conquête d’une puissance, plaisir du sang et de la torture. Mais ici les chevalets et autres brodequins ce sont les mots délicatement ciselés, tellement délicatement qu’ils peuvent blesser, qu’ils peuvent tuer. En effet il y a père et fille, et le sexe a quelque chose à voir dans ce rapport terrible sur lequel pèse une lourde croix janséniste. Monde chrétien, théocratique, monde sans merci aux femmes et aux faibles. Monde du XVII ème en fait. Nous sommes à Versailles. Mais aussi nous sommes dans un rêve : le rêve d’Agamemnon ou bien celui d’Iphigénie, le rêve de Louis XIV ou celui de Racine.
Jean-Michel Rabeux, Mai 1976
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C’est le privilège du critique d’avoir raison quand il a tort. L’excellente comédienne franco-américaine qui jouait le rôle d’Eriphile l’exilée possédait parfaitement le français et n’avait qu’un très léger accent, contrairement à ce que ment Le Monde pour soutenir son procès. De même, le spectacle durait deux heures et non trois heures et demie comme l’affirme le journaliste pour prouver qu’on s’arrêtait à la fin de chaque vers, ce qui est une absurdité.
Le Monde ne fut pas le seul à nous descendre en flammes, par hasard toute la critique était là, malheureusement pour nous, et toute unanimement contre. Sauf une des “plumes” de l’époque dont le journal venait de sombrer et qui nous parla avec beaucoup de passion du spectacle, mais nous seuls le sûmes. À force ça en devenait drôle.
Ce qui est drôle aussi, je trouve, c’est que la critique nous reprochait à l’époque ce qu’elle encense aujourd’hui. Aujourd’hui s’il n’y a pas au moins un accent étranger qui traîne dans un classique français c’est plutôt ringard, s’il n’y a pas une musique qui paraît dissonante, comme le paraissaient les Tambours du Burundi qui ponctuaient chaque acte, on est bien has been. A l’époque quand on montait Racine il s’agissait de bienséance académisante française s’il vous plaît, enrobée d’emphase soit-disant poétique et qui le plus souvent ne respectait ni métrique ni liaisons, essentielles à l’alexandrin. Quant à “genrer” le propos bien avant l’heure, n’en parlons même pas. L’avidité de gloire du Roi, la cruauté sans pitié de l’Homme, le pouvoir absolu, incestueux du Père, à qui la vie de sa fille appartient jusqu’à la sacrifier à mort, la mise en esclavage d’Ériphile par Achille, quelle bêtise de prétendre dévoiler ces inanités !
Je pense vraiment que la mise à jour dans le spectacle de l’abus patriarcal fut une des causes des attaques de tous les critiques qui évidemment étaient tous des hommes. Iphigénie est un poème qui questionne la cruauté paternelle, comme le résume magnifiquement Victor Hugo : ”Iphigénie ou un père qui tue sa fille pour du vent”. Cette phrase avait déclenché notre envie de monter la pièce pour en éclairer les dessous.
La méchanceté de ce papier, que je redécouvre, oui, 48 ans après, les contre vérités affirmées avec virulence et brio (c’est bien écrit), dénoncent une rage bien étrange contre une toute jeune équipe qui n’en méritait pas tant. Notre Iphigénie était probablement bourré de défauts, je n’en sais rien naturellement, mais il n’était ni formel ni démonstratif ni conceptuel comme nous le reproche ce papier, parce que ça je n’ai jamais su faire. Je ne sais faire que de l’humain.
Ce carton rouge de la critique journalistique sur mon premier spectacle, compensé heureusement par de solides approbations qui me permirent de continuer à mettre en scène, me « cueillit » naïvement. Ah bon ! on a fait une telle merde ? et pourquoi ça me plait tant à moi ? et aux acteurs ? et aux amis véritables, les plus redoutables critiques dans ces cas-là? Je n’étais pas habitué à la « critique d’humeur », à l’abus de pouvoir, à la méchanceté, au mépris, à l’injonction de « faire comme on fait », de « refaire » et surtout de « faire propre ». J’ai eu jusqu’à très tard ce problème sur Racine, (et sur beaucoup de mes spectacles) c’est pour cela sans doute qu’on l’a tant joué avec Claude : trois versions de Phèdre à nous deux quand même, plus cet Iphigénie !
Ce petit texte juste par solidarité intergénérationnelle : tu n’es pas seul, tu n’es pas seule. On arrive à faire même sans le médiatique, même contre lui. Ravale tes larmes, ne cède rien aux pouvoirs qui t’empêchent.
Jean-Michel Rabeux, Janvier 2024
Création
en juin 1976 au Théâtre Essaïon – Paris.
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