Je ne sais pas pour vous, mais pour nous il faisait très beau au LoKal ces deux dernières semaines. Dernières dans le sens d’ultimes, puisque si Claude Degliame continue de jouer, je cesse pour ma part de faire du théâtre, La Compagnie cesse de vivre, parce qu’elle l’a voulu, et moi le premier. Pour ce saut dans le vide de la vie il nous fallait Aglaé bien sûr, notre putain transcendentale revenue d’entre les mortes pour moquer nos adieux, gouailler nos élans d’émotion, permettre nos retrouvailles d’amis de longtemps, nos trouvailles d’amis ignorés. Et il nous fallait le LoKal, lieu d’amours partagées.
Claude et moi avons commencé à faire du théâtre ensemble en 1976, dans la plus petite des deux salles du tout petit Théâtre Essaïon, et nous achevons le voyage ensemble dans notre minuscule Lokal, bien plus impressionnant à satisfaire qu’une salle de mille places. Avec Aglaé en particulier il permet l’expérience rare des mots qu’on peut toucher, d’un souffle qu’on entend, une artère qu’on voit battre, un regard qui s’embue. La proximité extrême oblige. Rien ne tient sans la minutieuse vérité exercée par l’actrice, lâchée et maîtrisée en même temps. Pas de trucage possible. Spectateurs et actrice entremêlés, à vue de tous, un bonheur à jouer pour Claude, à contempler pour moi et, nous le sentions intensément, à vivre pour les spectateurs.
Nous étions pleins à craquer : jauge modulable, minimum 25, et c’est plein, maximum 49, et c’est plein, donc on était pleins tous les soirs, c’est facile le succès. Beaucoup de personnes que l’on connaissait, beaucoup pas, venant nous dire des choses jamais dites, c’est l’avantage de mourir, on vous dit les vérités jamais dites. Parfois les traces laissées datent de quarante cinq ans, parfois d’hier, ou du soir même, sur une âme, un cœur, un corps, un rêve échangé qui demeure. C’est si énorme à recevoir qu’on peine à le croire. Mais pourquoi nous mentiraient ils ? Leurs mots pour égréner les souvenirs pèsent leur poids de vrai. D’autant qu’ils se prononcent, ceux-là, avec la timidité bouleversante de qui dévoile un secret.
Sont aussi venues à nous des ombres encore humides des eaux du Styx. Vilar, premier metteur en scène de Claude, venu exprès l’embrasser. Régy l’ami, Blin le découvreur, Casarès la partenaire, Cuny le premier prof, tous ont traversé le fleuve des mémoires. Georges Wilson, Lassale, Vitez, Serreau, Gillibert, tous ces morts si vivants, connus ou inconnus, qui ont fait de Claude l’actrice qu’elle est, à nulle autre pareille. C’est bien ce que t’écris sur moi, me dit Claude, mais c’est beaucoup trop. Alors je me tais. Claude, elle, ne se tait pas du tout, elle continuera à égrener ses merveilles sur les scènes.
Je ne peux évidemment pas remercier nommément tous les artistes avec qui j’ai travaillé, et dans artistes j’inclus ceux qu’on appelle les techniciens, artistes pour moi à part entière, et en premier lieu Jean-Claude Fonkenel, mon complice, dont les lumières inexplicables inventent depuis trente-cinq ans les visages, les corps, les âmes de chaque acteur sur mes plateaux.
Je ne peux nommer toutes les actrices, les acteurs, danseurs, danseuses, chanteuses, peintres, autrices, auteurs, harpistes, accordéonistes, trompettistes, violoncellistes, érudites, acrobates, contorsionnistes, créatures de la nuit, avec lesquelles nous avons inventé des bidules improbables et graves. Toutes savent l’importance qu’elles ont pour moi, elles savent qu’elles sont, chacune, irremplaçables, qu’elles sont toutes les co-créatrices de l’œuvre en cours.
Je ne peux nommer non plus toutes les têtes plus vives les unes que les autres, les énergies qui s’oublient, se défoncent, au profit des seuls spectacles, les jamais nommées, celles qui vont cueillir des spectateurs partout où c’est pas possible d’en trouver, qui bâtissent les tournées, arrondissent les angles, ont la mémoire de tout, et avec moi ce n’est pas un luxe, rédigent des centaines de dossiers, draguent des milliers d’acheteurs, le tout pour rien d’autre que pour que vive le théâtre. Je les aime, elles le savent aussi. Mes mots sont impuissants à faire entendre ce que je dois à chacune. Ils ne sont pas là pour faire plaisir, mais pour témoigner qu’une aventure théâtrale n’est possible que par cet intime échange entre des êtres humains, leur profondeur, leur bravoure, leur générosité.
J’ai par contre tout à fait le pouvoir de remercier nommément Anne-Gaëlle Adreit, notre administratrice chérie, pour quinze ans de travail en commun, elle qui depuis plusieurs mois tient la barre de La Compagnie aussi solidement que finement, comme le marin qu’elle est.
Enfin, parmi les personnes aux multiples décennies communes, nous voulons, Claude et moi, saluer, comme des actrices, des acteurs saluent après la représentation, tirer notre révérence, serrer dans nos bras, envoyer en l’air jusqu’aux cintres, ma collaboratrice, ma frangine, ma co-directrice, correctrice, lectrice, spectatrice, mon anticipatrice, ma muse casse-bonbons, présidente des emmerdeuses, reine des abeilles, mon sévère bourreau, la main qui se tend quand on coule, la main qui se tend quand aucune main ne se tend, j’ai nommé Madame Clara Rousseau, notre amie. Sans elle j’aurais cessé d’exister théâtralement depuis longtemps et La Compagnie encore plus, dont elle a inventé et mobilisé tous les rouages jusqu’à aujourd’hui, son achèvement.
Naturellement, chacune et chacun de l’ex-Compagnie continuera de voguer de ses propres voiles sur les flots de l’art déchainé. Sauf moi peut-être dont les formes et les tourments paraissent particulièrement mal venus dans ces temps où les corps doivent se rectifier pour le meilleur et pour le pire. Et en art le meilleur est souvent le pire. Je vois une étrange normalité s’installer dans notre théâtre qui pour défendre les meilleures des causes me paraît user du pire des moyens : une outrageante réduction de la complexité humaine.
Heureusement d’autres prennent le relai, à chanter la vie compliquée, les âmes mystérieuses, les terrifiées, les hors meutes, les solitaires, les inadmissibles sauf sur les plateaux, les poètes, les gibiers de potence, les Villon, les Sappho, les Rutebeuf, Lautréamont, Genet de maintenant. Je vois, j’entends leurs langues, leurs pensées qui tremblent et doutent, qui accouchent de l’inconnu, pas du pré pensé pour notre bien, non, l’inconnu qui nous fonde et nous digère, et c’est la grandeur du théâtre de l’affronter.
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